LE GRAND CALCUL DE L’AMOUR

La seule et unique façon dont il disposait pour comprendre et dompter le monde qui l’entourait était une ribambelle de formules mathématiques composées d’étonnants calculs.

Bien que nul en la matière, il s’efforçait de résoudre chacun de ses problèmes, d’évaluer toutes ses chances ou infortunes, selon des équations, des additions, des multiplications, des soustractions, des divisions, voire même des théorèmes, que lui seul était apte à comprendre.

Pour lui, mathématiques rimaient avec probabilités, calculs et, le plus souvent, recul.

Il était également convaincu que toute situation correctement exposée se résoudrait selon la clarté de son énoncé, ainsi que le fait de dénombrer tout ce qui le rendait anxieux le soulagerait et lui épargnerait les coups du sort.

Pour cela même, il comptait chacun de ses pas, les dalles sur lesquelles il posait le pied, et même, parfois, le nombre des cailloux, si ceux là, de par leur taille, le lui permettaient.

Mais bien sûr qu’il le savait, que rien de logique ne résidait en cela!

Cependant, cela le rassurait de gérer sa vie de cette façon quasi cartésienne.

La maîtrise de son temps le poussait à bien des exercices de réflexion et d’anticipation, autant d’ailleurs, que l’inconnu de ce future, chargé des pires angoisses, qui l’attendait à chaque instant.

Chacun des moments de sa vie devait être programmé de façon à maîtriser toutes éventualités de surprises, bonnes ou mauvaises.

C’est pourquoi il anticipait la plupart des scénarios possibles, les dénombrait, puis les classait selon une échelle de risques à venir, à prendre, ou, à ne surtout pas prendre.

Presque toutes les catastrophes se trouvaient ainsi évitées, soit parce qu’il prenait une direction opposée à ce qui l’aurait mené au pire, soit, parce qu’en prévoyant ce qui allait se produire, il en annulait, grâce à une sorte de protection mentale, toute réalisation possible dans la réalité. 

Il en était tellement convaincu, que rien, ni personne, n’aurait pu le persuader de fonctionner autrement.

Or, aujourd’hui était pour lui un jour de la plus haute importance!

En effet, il allait déclarer sa flamme à celle qui, il en était sûr à quatre-vingt-dix-neuf pour cent et six centièmes, virgule trois, voire quatre, de chances d’être celle qui deviendrait la femme de sa vie. 

Il retenait son souffle.

Ses inspirations devaient durer trente secondes, tandis que ses expirations, elles, au contraire, pour être doubler, comme il se doit, se faisaient toutes les quinze secondes.

Il comptait également le temps d’une pause de vingt secondes entre chaque respiration, afin que rien d’inconvenant ne puisse troubler cette journée qui se devait d’être parfaite.

Mettre toutes les chances de son côté pour ce fameux rendez-vous impliquait également une longue série de calculs compliqués et très savants.

Il avait fait la connaissance de cette femme depuis maintenant trois ans, cinq mois et seize jours, ce qui faisait mille-deux-cent-soixante-quatre jours, c’est à dire trente-mille-trois-cent-trente-six heures, et je retiens deux, (il avait perdu durant un court instant l’espoir de conclure avec elle), soit un total d’un million-huit-cent-vint-mille-cent-soixante minutes.

C’est-à-dire, pour être plus précis encore, cent-neuf millions-deux-cent-neuf-mille-six-cents secondes.

La jeune femme était vendeuse à l’étal de fromages à la coupe, au centre commercial où il faisait, de plus en plus souvent, ses courses. 

D’ailleurs, depuis, sa consommation de fromages avait tant augmenté, qu’il en avait dessiné la courbe sur un schéma réalisé avec plusieurs couleurs pour en visualiser plus facilement sa spectaculaire ascension.

Semaine après semaine, il avait pris l’habitude de compter les pas qui le menait à elle, soit en partant du rayon des conserves, soit encore de celui des fruits et légumes, ou bien, comme c’était de plus en plus souvent le cas, directement en venant de l’accueil.

Selon les chiffres obtenus, il estimait si cette relation était possible, à quel point l’attirance qu’il éprouvait pour elle était partagée, ou même, parfois plus encore, puisqu’il lui arrivait de pouvoir prévoir, et cela d’une façon plus ou moins fiable, les dates possibles d’un éventuel mariage.

Ces nombreuses évaluations lui avaient indiqué comme propice la date de ce fameux jour.

Il avait repassé sa plus belle chemise et en avait soigneusement amidonné le col.

Il en avait, un à un, passé en revue chacun de ses boutons, ainsi que ceux de son costume.

Ses chaussures avaient été cirées, du même nombre de coups de brosse, ainsi que de chiffon.

Il avait pris soin, dans un souci de rigueur, d’ajouter deux mouvements d’une même rotation, mais d’une ampleur supérieure de quatre degrés virgule sept, à l’aide d’une chamoisette blanche, très douce, pour les lustrer.

Sa cravate était parfaitement assortie aux couleurs de sa tenue, plus cinq teintes, moins deux, plus claires, pour augmenter les chances de probabilités du succès de sa démarche.

Il avait, dans son réfrigérateur, vingt-trois morceaux de fromage, pas même encore entamés.

Pourtant, ce jour restait celui choisi, car les chances de réussite de son projet, vu la tournure que prenait les résultats des calculs établis, semblaient très prometteuses.

Venait s’y ajouter le nombre élevé des degrés Celsius, vu la très forte chaleur de cette journée, plus trente-neuf, se disait-il mentalement.

S’additionnaient également les roses écloses ce matin là dans le jardin (plus vingt-sept).

« Ça s’engage bien! », pensa-t-il, tout émoustillé.

Ainsi, ce fut ce vendredi-là qu’il sortit de chez lui, d’un pas sûr et décidé.

Vendredi était une valeur des plus sûres, car le v était la vingt-deuxième lettre de l’alphabet, le e, répété à cinq points d’intervalle, et le i final, comptant double, qui font trente six, plus deux d, égale quarante deux, moins les deux marches du perron, qu’il se devait d’ôter…

…même s’il avait certainement pu se risquer à cette petite négligence, très peu hasardeuse, de ne pas tenir compte de ces deux marches, tant il restait convaincu de la justesse de ses calculs

Le chemin lui parut plus long que d’habitude, et en distance, et en temps.

Cela l’exaspéra.

« Pourvu que ça ne fausse pas tous mes calculs! » s’entendit-il grogner.

Il ne manquerait plus que cela!

Il redoubla donc d’attention, afin de compter au plus près chaque étape de son parcours, pas par pas, sans oublier les passages obligés sur les dalles noires de la Place des Quatre Ouest, ainsi que sur la grille de ventilation des Grandes Galeries Supramodernes, qui multiplierait le résultat obtenu une fois par seize, puis par trois.

« On y est presque! » s’exclama-t-il alors qu’il s’approchait précautionneusement du point de rencontre où se trouvait sa dulcinée.

Elle était bien là, postée derrière les meules de Gruyère, quarts de Reblochon, Comté, Camemberts, Saint-paulin, et fromages en tous genres. 

En remarquant son teint frais, presque un peu rougeaud, ses gros yeux aimables et doux, son sourire engageant, il se dit, comme une ritournelle, en lui-même: « Trois mots, que multiplie la force x par y du courage, plus une inconnue, le tout sur quatre fractions d’audace, mais que divise par douze ma timidité, ma maudite timidité, ma terrible timidité, ma croissante timidité, mon exponentielle timidité…

Trois mots, j’en retiens deux, deux regards moins un sourire, trois mots, non que deux, moins un, il en reste combien? 

Trois mots moins un? 

Est-ce encore égal à deux mots moins trois? 

Et si je pose la soustraction?

Attends! Réfléchis! Trois mots…

Peu importe!

Réglage voix exécution!

C’est urgent! 

J’appelle réglage voix.

Réglage voix….

Prêt pour le lancement imminent?

Mots prêts à partir…

Compte à rebours commencé…

Trois, deux, UN!

Et c’est parti!

Et , prenant son courage à deux mains, il lança à la ronde, d’une voix tonitruante, un « JE VOUS AIME », déchirant l’air d’une puissance gonflée de tous les décibels supersoniques réunis dans ce cri sorti du fond de son cœur.

  Cependant, à l’instar de beaucoup de génies, il comprit à ce moment précis qu’il avait oublié de prendre en compte, dans tous ses nombreux calculs et théorèmes, une donnée pourtant d’une importance capitale.

Comme chaque vendredi, le magasin était rempli de clients.

Toute une foule amusée le regardait à présent, et la crémière, fixant son regard très bleu droit dans ses yeux, lui demanda: « Vous dites, Monsieur? »

Il s’en suivit une explosion atomique émotionnelle proportionnelle à la gène qu’engendrait son désir, si fort, mais aussi si dérangeant, que tous les chiffres se mirent à valser dans son esprit prit de panique par le survoltage qui venait court-circuiter tout son être entier.

Panne complète!

Allo? …

Allo? …

Y a-t-il encore quelqu’un aux commandes? 

Je demande l’activation du mode automatique.

Allo? … Répondez!

Mise en place de l’ultime solution: programmation du jeu de l’air de rien.

Réactivation démarrée!

Et, d’une voix pâle, à peine audible, il lui répondit:  

« Mettez-moi comme d’habitude, Madame. 

Plus une lamelle de Mimolette…

Merci beaucoup!!!

Quel temps magnifique aujourd’hui, n’est ce pas? »

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