ANALYSE DE SANG

 Il l’avait enfin réussi à le piéger.

Le bel animal, affolé, s’était mis à courir avant de disparaitre derrière les feuillages épais de la forêt.

Pourtant, le chasseur ne se laissa pas décourager pour si peu.

Il lui suffirait d’attendre patiemment, la biche reviendrait boire au ruisseau, il le savait, il connaissait bien ses habitudes.

Jo le traqueur, l’égorgeur et tueur, taxidermiste de son métier, s’était épris de la chasse depuis sa plus petite enfance.

A un tel point qu’il avait fini par s’inscrire sur la liste des chasseurs anonymes.

« Pour vaincre son vice »: était-il écrit sur l’affichette accrochée au tableau des petites annonces que la mairie mettait à la disposition de ses habitants.

Il avait bien suivi quelques séances, mais à présent, le goût du sang l’appelait à nouveau.

Cependant, pour la première fois, un conflit naissait en lui.

Sa nouvelle nature, en voie de guérison, comme le lui avait si bien affirmé l’animateur de l’association, lui-même chasseur repentant, le rattrapait.

« Pourquoi ne pas se contenter de la laisser vivre? »: se demandait Jo.

 « Que gagnerais-je à la tuer? »

Il s’était mis en planque, en haut du mirador, et l’excitation presque animale qu’il ressentait à présent, le mettait mal à l’aise. 

Afin de mettre toutes les chances de son côté, de parvenir à lâcher-prise, de pouvoir renoncer à cette obstination meurtrière, il s’était essayé à la mécanique, au luth, à la broderie, et même, à la danse orientale, convaincu qu’une nouvelle passion, totalement opposée au besoin de tuer, lui ferait oublier les frissons de la chasse.

Mais rien n’y faisait, c’était dans sa nature, voila tout!

Il sortit sa fiole de whisky et en but une longue rasade.

L’animal lui résisterait, s’effaroucherait, chercherait à lui échapper, et c’est cela même qui l’enflammait le plus.

S’il avait du mettre à mort en un instant cette biche, sans la piéger et la poursuivre, il n’aurait plus eu aucune raison de la tuer.

C’était son instinct de prédateur qui prenait le dessus, pas la nécessité d’un repas.

Cet égorgeur de loup deviendrait-il un jour un gentil toutou?

Il avait sorti la dague de son fourreau, et souriant, jubilant d’un plaisir sadique, comme si l’animal pouvait le voir, et il en affutait lentement la lame pourtant déjà plus que tranchante.

Cependant, il n’y avait aucune haine en lui, aucune raison particulière d’en vouloir à cet être plutôt gracile, sinon celle de son amour propre piqué au vif si l’animal lui avait échappé.

Peut-être même éprouvait-il un certain respect, voire une admiration, pour la beauté candide, la grâce et l’agilité de cet adversaire involontaire.

Se pourrait-il qu’il ne chercha qu’à se mesurer à sa rapidité et à son intelligence?

Et si la tuer n’était pour lui que le besoin de se valoriser?

Pourquoi ressentirait-il tant de gloire en accrochant sa tête empaillée sur le mur de son chalet déjà surchargé de tous ses exploits de vainqueur.

Vainqueur de quoi?

Vainqueur de qui?

D’une biche inoffensive, paisiblement venue boire au ruisseau?

Il entrevoyait peu à peu tout le ridicule, toute l’absurdité du massacre de ce pauvre animal.

Cependant, des intentions contradictoires le partageaient encore.

Il était près à baisser les armes.

Mais son âme de guerrier, de barbare irréductible, ne connaissait que le besoin bestial de cette soif de violence jamais assouvie.

Et qui deviendrait-il sans ce grand renom? 

Lui qui avait tant méprisé ces blanc-becs tous tremblants à la vue d’un bain de sang!

Toute sa fierté résidait dans ce don à pouvoir saigner sans hésitation celle qui deviendrait sa proie.

Et si ce qu’il était venait à la lumière de la compassion et de cet amour qui lui faisait tant défaut, il perdrait alors le seul sens qui menait son existence: le pouvoir de tuer.

Aimer?

Aimer tuer, ça oui alors!

Mais aimer l’autre, le respecter, lui laisser chance de vivre? De respirer?

Jamais auparavant il ne s’était posé la moindre question.

Son instinct de prédateur l’avait toujours porté sans aucune retenue.

A présent qu’il réfléchissait sur toute la portée de son comportement, il se sentait perdu.

Faible?

Le mot sonnait comme une insulte.

Un vent plein de mépris soufflait dans ses oreilles pour l’inciter au meurtre. 

« Bon sang de chasseurs anonymes! »: s’exclama-t-il, conscient du cheminement que prenaient ses pensées.

Et c’est à ce moment précis que la biche apparut.

Jo, sans même réfléchir, bondit sur son fusil et la visa.

Il la tenait en joue.

Il n’avait plus qu’à appuyer sur la gâchette.

La belle biche leva avec élégance sa tête au cou gracieux et posa sur lui son regard doux.

Elle n’ignorait pas qu’il était là.

Mais elle avait compris qu’il ne tirerait pas.

C’est pourquoi elle resta là un très long moment, figée, à le scruter du regard.

Puis, tranquillement, avec dans son pas très lent, un soupçon de désinvolture narquoise, elle finit par disparaitre, sans même se retourner.

« Quel imbécile! Mais quel imbécile j’ai été! »

Jo en était consterné. Humilié même.

Puis, d’un éclair, il comprit.

Sa soif de pouvoir, son instinct meurtrier, la certitude de la légitimité de ses actes cruels avaient fait place à la dubitation.

Les questions à présent prenaient le pas sur l’action.

D’une sombre bête assoiffée de sang, il s’était élevé à une dimension bien supérieure.

Celle de la remise en question de ses actes.

Ce n’était plus ce chasseur bassement animal, il s’était transformé en quelqu’un empreint de sentiments plus nobles, presque divins.

Alors, très loin d’éprouver un sentiment d’échec et de regret pour son trophée perdu, il s’emplit au contraire d’une fierté toute neuve pour sa nouvelle nature.

Mais attention tout de même!

Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas!

La chasse n’est pas forcément un vice!

Pourtant, sauf nécessité, elle l’est toujours quand sa seule raison est la soif de tuer!

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